Ce jour, 2 mai 2012, la mémoire de Vasco de Gama, navigateur portugais et précurseur de la route des Indes par le cap de Bonne Espérance, fut évoquée par le chroniqueur de la télévision.
Une association d'idées me vint à l'esprit : j'ai associé la route des Indes dans l'Océan Indien occidental à la présence d'une île minuscule : l'île de Tromelin.
Cette île, au XVe siècle était inconnue des navigateurs et ce n'est qu'au XVIIIe siècle qu'elle reçut le nom de Tromelin. Tromelin était un habile et généreux marin qui programma et réalisa le sauvetage de 8 rescapés d'un naufrage sur l'île minuscule qui porta, dorénavant, son nom.
Cet exploit eut lieu en Novembre 1776 et il permit de ramener à des conditions humaines de vie, dans leur pays d'origine, 7 femmes malgaches et le bébé de 5 mois de l'une d'entre elles...
Entrons, tout de suite, dans le vif du sujet et disons que ce fut un drame humain inimaginable qui bouleversa les consciences et mobilisa les abolitionnistes de l'esclavage.
Car ces femmes faisaient partie d'un groupe de 80 esclaves capturés sur la côte Est de Madagascar et embarqués sur un navire de la Compagnie des Indes pour être vendus à l'île de France et l'île Bourbon, afin de financer un projet de ladite Compagnie des Indes.
L'île de Tromelin, d'une superficie de 800 mètres carrés, est située à environ 500 kilomètres de la côte Nord-Est de Madagascar, à hauteur de la baie d'Antongil, soit entre le 14e et le 16e degré de latitude et entre le 50e et le 60e degré de longitude.
Je donne, à dessein, cette position approximative, car c'était la notion qu'en avait le capitaine commandant le cargo à voiles ou flûte de 300 tonnes de la Compagnie des Indes, dénommée l'Utile, qui croisait, dans cette zone en juillet 1761.
La position exacte de l'île avait été précisée par d'Après de Mannevillette, sur le recueil de cartes du "Neptune Oriental", mais le capitaine de l'Utile n'en eut cure et ne se fia qu'à une carte de 1722, dessinée par un commandant de la Compagnie des Indes : Briand de la Feuillée.
La carte exacte situe l'île à 52°11' de longitude Est, 15°53' de latitude Sud, tandis que la carte ancienne et obsolète la situait à 74°51' de longitude Est, 16°19' de latitude Sud.
L'Utile croisait dans ces parages, après une escale à Foulpointe (Nord de Tamatave) avant de rejoindre une baie solitaire de l'île de France.
Pourquoi solitaire ?
Parce que le navire transportait clandestinement 80 esclaves malgaches, malgré l'interdiction de traite d'esclaves dans tout l'Océan Indien, récemment prononcée par les autorités.
L'amoralité des hommes qui étaient à bord de ce navire ne fait aucun doute. Le commandant s'était approprié à Foulpointe 50 esclaves qu'il avait l'intention de vendre pour rembourser une forte somme d'argent aux directeurs de la Compagnie des Indes à Lorient.
Les officiers du bord possédaient de leur côté, 30 esclaves qu'ils comptaient vendre, eux aussi, pour leur compte. Il y avait, donc, 80 esclaves, hommes et femmes, réunis, enchaînés dans la cale du navire. Leurs conditions de vie étaient effroyables. Atteints de maladies et de dénutrition, leur nombre diminuait régulièrement.
Le 31 juillet 1761, le bateau, secoué par une forte tempête, voguait droit sur une île inconnue du commandant.
Elle était inhabitée bien sûr car c'était un volcan éteint de 800 mètres carrés de superficie, entourée d'une ceinture corallienne. Le navire s'échoua sur le corail. De l'épave à la côte fut tirée une longue élingue, sur laquelle s'appuya une baleinière dont le va-et-vient permit de sauver une partie de l'équipage et des esclaves.
Les jours suivants, la mer amena à terre de nombreux débris de toutes sortes, que les naufragés recueillirent avec soin. Il s'agissait de fragments de bois de toutes origines, coque, mât, paroi de cabine, de restes de voilure et de hauban, et de nombreux clous de charpente, en fer et en cuivre.
L'instinct de survie prit le dessus sur le désespoir. Ainsi, naquit le désir de construire un bateau pour rejoindre la côte malgache. Les charpentiers de marine, survivants du naufrage, s'unirent sous la direction d'un nommé Castellan, premier lieutenant à bord de l'Utile, habitué aux travaux de construction navale. Les femmes malgaches furent convaincues de recoudre des voiles.
A la fin du mois de septembre 1761, un bateau de moindre tonnage que l'Utile était reconstruit. Ainsi renaissait une "prame", sorte de grande baleinière, annexe du navire. Elle fut mise à l'eau ... Il s'avérait que ses dimensions ne permettaient pas de contenir tous les naufragés ...
Il fut donc décidé de laisser sur l'île 60 esclaves ...
Une odyssée horrible, indigne d'êtres humains responsables, commençait. Mais un homme devait être exempté de ce forfait, c'était Castellan. Après avoir dirigé la construction de la prame, il en prit le commandement et la dirigea vers Foulpointe, où elle arriva après 100 heures de navigation.
Or, Castellan avait toujours eu le dessein de revenir chercher les esclaves. Il ne pouvait le faire sans l'assentiment des directeurs de la Compagnie des Indes qui devaient armer un bateau pour le faire. Les directeurs lui opposèrent, toujours, un refus. Las de cette opposition, il s'adressa aux gouverneurs de l'île Bourbon et de l'Ile de France. Il essuya des refus catégoriques de leur part. Castella était le seul à se préoccuper du sort de ces captifs de l'île. Un remords immense le minait.
Au cours d'un voyage en Europe, il vint poser sa requête, auprès des responsables de la Compagnie des Indes. Il en parla beaucoup à des proches. Il ne fut plus le seul témoin et le porte-parole de ce drame humain, car un livre était publié à Amsterdam, qui racontait le naufrage et l'abandon d'êtres humains. L'émotion fut grande en Europe.
En 1781, Condorcet porta l'affaire de l'Utile sur la place publique dans une note explicative de ses "Réflexions sur l'esclavage des Nègres". Il avait été informé de l'affaire par Bernardin de Saint Pierre qui vivait aux Mascareignes. L'affaire fut racontée aux Francs-maçons : l'abbé Grégoire, Lafayette. Cela ne fit que renforcer l'opinion pour l'abolition de l'esclavage.
Au-delà de l'ignominie de l'asservissement d'êtres humains, s'ajoutait la volonté délibérée de les vouer à la mort. Ils avaient été abandonnés sur une île de 800 mètres carrés, vestige du sommet émergé d'un volcan sous-marin, sans source d'eau potable, balayée par les cyclones et les raz-de-marée. Il était prévisible que la mort les décimait jour après jour.
A cinq reprises, des commandants de navires, passant au large, signalèrent, aux autorités des îles Bourbon et de France, la présence d'êtres humains : panaches de fumée, constructions en forme de fortin apparaissant à la longue vue ... Cela dura 15 années.
Puis, en novembre 1776, le capitaine Tromelin arrêta son navire, la corvette "La Dauphine" au large de l'île. Il dirigea une manœuvre habile et audacieuse, en lançant de la corvette sur l'île, une longue élingue qui servit de guide à une barcasse légère.
Les marins, envoyés sur l'île, découvrirent 7 femmes et un bébé de 5 mois. Ils étaient les seuls survivants des 60 humains abandonnés 15 ans auparavant.
53 morts : tel était le sinistre bilan de cet abandon.
Comment s'étaient-ils nourris ? Comment s'étaient-ils vêtus ? Comment avaient-ils survécu aux intempéries ?
Ce sont autant d'énigmes partiellement résolues : leur vie fut reconstituée en partie, par des archéologues plusieurs années après. Ils avaient élevé des murs très épais de corail pour s'abriter du vent. C'était surprenant car ils avaient pour coutume de construire avec du bois; mais la végétation était rare et se limitait à quelques arbustes ... Dans l'esprit des populations de la côte est de Madagascar, la pierre symbolisait la mort et le bois la vie.
Ils avaient, semble-t-il, construit une chambre mortuaire à proximité des habitations et creusé des tombes à distance.
Les clous de charpente en fer avaient été refondus pour façonner des tisonniers, des pics, des marteaux. Le cuivre, aussi, avait été utilisé pour faire des récipients. Le plomb avait été refondu pour faire de grands récipients. D'où l'hypothèse d'une intoxication au plomb qui aurait pu expliquer le décès des enfants à la naissance ?
Quant à la nourriture, il semblerait qu'elle se limitait à la chair de sternes, oiseaux marins très nombreux sur l'île ... Aucune culture vivrière n'était possible sur le sol sablonneux.
Que dire, en conclusion, au-delà de ces considérations scientifiques sur la résistance humaine à affronter les pires privations ? C'est que la raison humaine a été longue à réagir, puisqu'il fallut attendre 33 ans pour légiférer sur la cause première d'horribles forfaits de ce genre.
Et c'est seulement en 1794 que le parlement vota l'abolition de l'esclavage. A l'origine de l'affaire de l'Utile, 80 êtres humains étaient transportés dans la cale du navire, comme une vulgaire marchandise ...
Yves Ramiara